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L'Europe n'a-t-elle vraiment aucune chance dans le secteur de l'IA ?

Kai-Fu Lee explique dans un entretien que l'Europe n'aurait aucune chance face aux Etats-Unis et à la Chine sur l'Intelligence Artificielle. Elle ne serait "même pas en lice pour la troisième place !"

Je pense pour ma part qu'on formule mal la problématique, je distingue 4 dimensions :
1. capacité à produire de la recherche sur l'IA
2. capacité à produire des géants génériques de l'IA
3. capacité à produire des champions de l'IA sur des niches
4. capacité pour toutes les autres entreprises à profiter de l'IA
Je développe un peu :

1. Capacité à produire de la recherche sur l'IA : l'Europe a une très bonne recherche, essaie de l'intégrer toujours plus au niveau européen (The Economist rapporte que : "grass-roots initiatives such as CLAIRE and ELLIS, which seek to create Europe-wide networks of research labs. The recently launched JEDI, short for Joint European Disruptive Initiative, an attempt to mimic America’s DARPA."). Mais sur ce point, il faut bien voir que la recherche de pointe sur l'IA est très largement rendue publique, y compris celle développée par DeepMind (un point clef qui a conditionné la vente à Alphabet) et Facebook (un point clef qui a conditionné l'arrivée de Yann Le Cun). Donc d'un point de vue économique, l'Europe peut profiter aussi largement des efforts de recherche menés ailleurs.

2. Capacité à produire des géants génériques de l'IA : c'est ici le plus dur pour l'Europe, du fait de sa fragmentation et de son écosystème VC encore relativement sous-développé par rapport aux USA/Chine. Ce qui me gêne ici, cest qu'on insiste sur la nationalité des entreprises, mais au fond, peu importe d'une certaines manière vu que ces géants recrutent en Europe, y ouvrent, achètent, développent des centres de recherches. Et enfin produisent des biens et services meilleurs qui font gagner du temps et de l'argent aux consommateurs européens qui profitent très largement de ces progrès. Qui plus est, ces géants mettent à disposition des briques de l'IA (comme TensorFlow de Google), qui permettent à toutes les autres entreprises de profiter des promesse de l'IA. L'IA à ce titre est en train de devenir doucement une "commodity", comme l'électricité, ou l'hébergement et le processing dans le cloud ! J'ai écrit un essai très bien documenté sur ce sujet : Les 8 raisons pour lesquelles on exagère la menace GAFA

3. Capacité à produire des champions de l'IA sur des niches. Ici je pense aux entreprises qui veulent internaliser l'IA pour conquérir une niche : comme Tesla pour les voitures autopilotées, Netflix pour la recommandation (et demain génération par IA) de séries, WeWork pour la gestion de l'immobilier, etc. Il est tout à fait possible et probable que des entreprises européennes de l'IA percent sur des niches.

4. Capacité pour toutes les autres entreprises à profiter de l'IA. Cela rejoint ce que je disais en fin de point 2 : toutes les entreprises, de la même façon qu'elles doivent de digitaliser, devront, doivent, se réinventer avec l'IA. Elles disposent d'atouts de choix : de la donnée client . Pensez aux banques, assurances, groupes pharmaceutiques. Elles peuvent utiliser l'IA "as a commodity" de Google et autres pour faire parler leurs données et améliorer et diversifier leur offre.

Il paraît probable que l'IA se "commoditise", si bien que parler du "secteur de l'IA" en opposition à tous les autres devrait ne pas être si pertinent, l'IA au contraire devrait infuser toute l'économie pour la rendre plus productive, c'est-à-dire, dans des marchés concurrentiels, aboutir à des biens et services moins chers et meilleurs pour le grand gagnant, le consommateur. De la même façon que le digital ne peut pas être un département de l'entreprise distinct des autres, mais doit infuser toute l'entreprise. Au fond, est-ce que la localisation du siège des acteurs de cet écosystème sera aussi importante qu'on le pense ? Pas nécessairement... Time will tell. Ça rejoint une autre réflexion que j'avais eue et relayée par Les Echos : L'IA nous oblige à repenser nos indices économiques.

Enfin, pour conclure sur les thèses de KFL sur l'IA tenues dans son livre, il exagère sans doute le rôle des données, comme l'explique Foreign Affairs :

"Yet just how important data is—and how well Chinese companies can utilize the data they have access to—remains an open question. Andrew Ng, one of the world’s leading AI researchers, has argued that “big data is overhyped,” since many problems don’t produce big enough data sets to train AIs on. And insiders at Tencent, the owner of WeChat, have revealed that the company struggles to integrate data streams gathered by its different internal departments due to a combination of bureaucratic and technical hurdles."

"More generally, a big problem with the common comparison between data and oil (implicit in Lee’s “Saudi Arabia of data” analogy) is that the utility of any data set is mostly limited to questions relating to that specific data set. It’s true that non-Chinese companies would be hard pressed to match their Chinese counterparts at, say, predicting which news stories Chinese consumers will be interested in. And facial recognition based on street-level surveillance footage is likely to remain a stronghold of Chinese companies, given the (highly concerning) amount of effort currently directed there. But it is far from clear that these specific advantages will help China make progress in the domains that policymakers often talk about, such as AI’s effect on the military balance of power. Perhaps because Lee’s focus is on novel commercial products and services, he is mostly silent on the question of why we should expect these narrow advantages to have the large geopolitical implications the book alludes to."

J'avais écrit une note sur son bouquin "AI Superpowers" pour ceux que ça intéresseraient : "Ce qu'il faut retenir du livre référence "AI Superpowers" de Kai-Fu Lee, et analyse des lacunes."

Un autre point de détail qui m'avait interpellé notamment : KFL explique que rien ne semble encore joué entre la Chine et le s Etats-Unis dans la course à la domination de la technologie de la voiture autonome, mais Elon Musk disait début novembre qu'il considérait que Tesla était largement en tête, devant tous les autres, avec peut-être Waymo d'Alphabet derrière, et qu'il lancerait dès 2019 le mode autonome complet ! J'ai pu échanger sur twitter avec KFL, voici sa réponse :